Par André Brouillette, SJ
« Magis » est un mot-clé de la spiritualité ignatienne. C’est un terme latin qui signifie « davantage ». Ignace de Loyola utilisait l’espagnol « más » pour exprimer la même idée, notamment dans ses Exercices spirituels. On peut voir aisément le risque d’une lecture quantitative de cette injonction spirituelle : plus, plus, toujours plus. Plus d’œuvres, plus de prières, plus de travail. L’activisme peut être malsain, nous laisser hors d’haleine. Qu’est-ce donc que le « magis » ignatien?
Une première perspective est celle du mouvement, entre « satis » et « magis ». « Satis » peut se traduire comme « assez, bien, suffisamment ». On peut penser au fait d’être satisfait d’un travail, de satisfaire aux exigences. On en a alors fait assez. On peut s’arrêter, ne pas aller plus loin. Peut-être même s’asseoir sur ses lauriers! Le mouvement s’arrête. On s’installe. Parfois, on a fait le minimum.
Le « magis » vient ébranler cette complaisance. Il vient titiller la conscience, laisser entrevoir un autre possible, ouvrir un horizon de mouvement, de croissance. Il ne vient pas contredire le « satis », mais appelle à son dépassement, selon une autre logique, une logique de croissance et même de générosité.
Dans l’Évangile selon saint Matthieu (chapitre 19, versets 16 à 22), la rencontre entre Jésus et un jeune homme nous met sur la piste de l’ouverture à un horizon nouveau. Cette personne s’avance vers Jésus pour lui demander ce qu’elle doit faire de bon pour avoir la vie éternelle. Elle veut connaître ce qui est nécessaire; pas nécessairement le minimum, mais ce qui doit être fait. Jésus lui rappelle l’importance des commandements : prohibition du meurtre, de l’adultère, du vol, du faux témoignage. Il redit l’importance d’honorer ses parents. Il réaffirme qu’il faut aimer le prochain comme soi-même. En cela, Jésus confirme ce que tout bon juif savait déjà, il réitère un chemin vers Dieu qui s’esquisse par l’attention aux autres de manière très incarnée. Le fait d’aimer et de prendre soin en vérité de la veuve, de l’orphelin, de l’étranger, du pauvre, c’est déjà énorme! Mais le jeune homme désire aller encore plus loin. Tout cela, il le fait déjà. Il veut davantage, il veut aller plus loin, il veut savoir si un autre chemin s’offre à lui au-delà de cet engagement déjà excellent.
Jésus répond à sa requête en proposant un tel « davantage » : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres […]. Puis viens, suis-moi. » Une invitation est lancée qui n’est pas une imposition, qui n’est pas nécessaire, mais qui répond au désir exprimé par ce jeune homme. Si tu le veux, tu peux tout donner et te mettre littéralement à ma suite. Par-delà la justice et la bonté, la générosité gratuite.
Dans la méditation du Règne des Exercices spirituels (§ 91-100), Ignace expose une logique similaire. Face au Seigneur Jésus Christ qui invite à œuvrer avec lui, à s’engager à sa suite, tout bon chrétien est invité à répondre « oui », à offrir sa personne au labeur à venir. Une telle réponse est attendue de tous, peu importe son état de vie. Ignace ouvre par la suite une fenêtre sur un autre horizon : si une personne désire se distinguer davantage (más) dans le service, elle peut faire une offrande encore plus radicale, s’engageant à accepter même les injures, si le Seigneur l’y appelle. Une telle offrande n’est pas de l’ordre de l’obligation. Elle n’est pas « nécessaire »; elle relève de la générosité de celui qui s’offre. Il est intéressant de noter que pour le jeune homme de l’Évangile, tout comme le chrétien fervent des Exercices spirituels, l’invitation à un davantage s’inscrit dans le cadre d’une relation personnelle avec Jésus et dans l’ordre du don en réponse.
En fait, le « magis » ignatien se comprend au mieux dans cette logique d’une croissance dans l’amour. Il n’est pas question d’en faire assez ou pas assez, ou plus. Il n’est pas question de tout quantifier. Il s’agit d’entrer dans la logique d’un amour incarné – en action davantage qu’en paroles – qui va s’approfondissant (Exercices spirituels, § 230-231).
L’amant(e) veut tout partager avec l’aimé(e) et vice-versa. Le don réciproque veut toujours grandir, la relation s’approfondir, l’amour devenir plus uni, plus pur, plus vrai, plus grand. L’amour nous garde toujours en mouvement, en croissance. C’est là le cœur de l’expérience du magis ignatien, celle d’un amour qui nous ouvre sans fin à un horizon d’incarnation renouvelé.