Bernard Senécal est un homme unique en son genre. Jésuite québécois, il a enseigné le bouddhisme en Corée du Sud, où il habite depuis 1985, et dirige aujourd’hui la Communauté du champ de pierre au bout du chemin, tout en étant un collaborateur de longue date de Relations (la revue du Centre justice et foi).
Seo Myeongweon (son nom coréen) a toujours compris la vie de jésuite comme une vie d’homme qui va aux frontières, qui affronte la différence et accepte d’être transformé par elle. « Il semble que la tradition chrétienne va se renouveler avec de grandes rencontres, et parmi les signes des temps, il y a cette rencontre potentielle avec le bouddhisme, dit-il. Je pense qu’on n’est encore qu’au seuil de la rencontre en question. » Dans tous les cas, il est reconnu comme l’un des grands contributeurs de cette riche rencontre interreligieuse souhaitée par le pape François.
En effet, le Pape a par exemple dit aux participants à l’Assemblée plénière du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux que « Il existe une pensée diffuse selon laquelle la coexistence ne serait possible qu’en cachant sa propre appartenance religieuse, en nous rencontrant dans une sorte d’espace neutre, privé de références à la transcendance. Mais ici aussi : comment serait-il possible de créer de véritables relations, de construite une société qui soit une authentique maison commune, en imposant de mettre de côté ce que chacun considère être une partie profonde de sa propre personne? » Le P. Senécal est l’exemple d’un homme créant avec d’autres une maison commune.
De Montréal à Séoul
Né en 1953 à Montréal, au Québec, dans une famille catholique romaine de classe moyenne supérieure, Bernard Senécal caressait enfant le rêve d’être fermier. Devenu jeune adulte, il a tenté, sans succès, d’être accepté dans une faculté de médecine. Sa famille le pousse alors à aller étudier en France. Il fait donc cinq ans d’études de médecine à Bordeaux, où il a découvert la spiritualité et s’est rendu compte qu’il n’était pas fait pour être médecin. « J’ai atteint un niveau de certitude indubitable que je devais arrêter mes études », dit-il. Il entre alors en 1979 chez les jésuites de Lyon.
Dès 1982, on lui propose d’aller en mission en Corée, ce qu’il accepte. Quand il arrive à Séoul, l’ex-Supérieur Général de la Compagnie de Jésus, le Père Adolfo Nicolás, se trouvait à l’Université Sogang.
« Il me prévint que dix ans seraient nécessaires pour m’initier à la langue ouralo-altaïque et à la culture sinisée locales, et pas moins du double pour commencer à rendre à l’Église coréenne un service novateur. Ces paroles se sont avérées justes. »
Ainsi, le P. Senécal commence en 1985 des études en langue et civilisation coréennes, termine un doctorat en bouddhisme coréen en 2004, puis un diplôme de maître Seon (Zen en coréen) en 2007. Il devient ensuite professeur à l’Université Sogang (2004-2015), chercheur et assistant rédacteur en chef du Journal of Korean Religions. Ce faisant, il est plongé dans une culture autre, qui exerce une grande influence sur lui.
Au carrefour de la voie du Christ et de celle de Bouddha
« Dès le début de mes études en langue et civilisation coréennes, j’ai commencé à m’interroger sur la signification du Christ au sein d’un univers de pensée où coexistent, en interagissant, chamanisme, confucianisme, bouddhisme, sectes protestantes de toutes dénominations et nouvelles religions », écrit le P. Senécal.
Comme il l’explique dans son livre Jésus le Christ à la rencontre de Gautama le Bouddha, attiré par le message de Bouddha, le jésuite a remis en question son identité de chrétien. Dans sa quête de réappropriation de sa foi, il a toutefois découvert que cette tension entre Christ et Bouddha s’envolait, que les traditions chrétienne et bouddhiste se sont harmonisées en lui. Lors d’une expérience mystique, dit-il, « j’ai senti que plus j’irais vers le Bouddha, plus j’irais vers une démarche qui me renverrait au Christ ». Et cette intuition ne l’a plus quitté.
« [Le bouddhisme] m’a permis de redécouvrir le Christ et d’entrer en relation avec lui d’une manière entièrement nouvelle : comme l’Éveillé. »
Pour le P. Senécal, l’étude d’une autre religion, comme le bouddhisme, rend humble et permet de redynamiser la religion catholique. « Il y a des univers de pensée religieuse qui n’ont pas attendu le christianisme pour exister et qui continuent d’exister tout en s’en passant fort bien. »
La Communauté du champ de pierre au bout du chemin
Depuis 2014, le P. Senécal dirige avec quelques laïcs la Communauté du champ de pierre au bout du chemin, installée à une centaine de kilomètres de Séoul. Cette communauté pratique l’agriculture biologique sur un terrain de 3000 m² (le P. Senécal est finalement devenu fermier!) et intègre quelques personnes souffrant d’un handicap physique. Elle est également unique en Corée par le fait qu’elle est œcuménique, interreligieuse et internationale. « Jumelée à une association bouddhiste coréenne dite « La Voie du Seon » (Seondohoe) et rattachée à la lignée du maître chinois Linji (IXe siècle), elle se spécialise dans une rencontre multidimensionnelle avec la tradition fondée par le Bouddha. Au carrefour de la voie du Christ et de celle de Bouddha, la Communauté du champ de pierre au bout du chemin propose une spiritualité qui concilie réflexion intellectuelle et contact avec la terre », explique le jésuite. Il s’agit également d’une réponse concrète à Laudato si. Et selon les mots du pape François, l’avenir se trouve dans ce genre de communauté.
« Nous voulons vivre notre identité chrétienne en relation avec le bouddhisme. Nous voulons aller aussi loin que possible dans la rencontre avec le bouddhisme », souligne le P. Senécal, tout en insistant sur le fait qu’il ne propose pas une nouvelle religion, mais une réinterprétation au sein de la tradition catholique.
« Dans la tradition chrétienne, il y a la voie négative, qui consiste à aller au-delà des mots pour aller dans un mystère qui nous saisit et qui est de l’ordre de l’indicible. Ce courant n’a pas beaucoup été exploité, pas de manière suffisante pour vivifier la tradition, particulièrement au sein du catholicisme. L’essence même du bouddhisme est de conduire au bout de cette voie négative. En langage biblique, c’est un refus de toute espèce d’idolâtrie. Est-ce qu’il y a place pour le Christ dans un système qui envoie tout à la casse? C’est une question des chrétiens, pas des bouddhistes. Si on considère que le Christ n’est pas une idole, il y a une place pour lui. Cette enzyme bouddhiste peut permettre aux chrétiens de redécouvrir ce mouvement apophatique, qui permet d’aller au-delà des mots pour se laisser saisir par le mystère de la Parole, par le verbe éternel. »