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Story

photo : Jesuit Rome Curia

« Les quatre dernières années, on a connu une situation très difficile. On connaît encore une situation très difficile. » Turbulences politiques, violence et maintenant enlèvements sont des éléments quotidiens en Haïti depuis les dernières années, une crise à laquelle les pays occidentaux, y compris le Canada, ne sont pas étrangers. Cette crise affecte le peuple haïtien comme groupe, mais aussi les individus. Dans cette entrevue, le père Jean-Denis Saint-Félix, supérieur des jésuites d’Haïti, place la crise en contexte et montre l’impact quotidien de la situation sur la vie de sa communauté. Il explique aussi que les Canadiens doivent s’informer et partager les nouvelles d’Haïti.

« Nous avons connu trois cas et demi de kidnapping, ça a été une expérience terrible. De temps en temps donc, on se retrouve dans cette situation où nous devons négocier la tête d’un jésuite… »

Quelle est la situation en Haïti et son impact sur le peuple haïtien?

Depuis les deux dernières années du président Moïse, il y a eu beaucoup de troubles,  de turbulences politiques, de manifestations dans les rues. Et il y a eu une escalade de violence dans le pays avec l’assassinat du président. C’était à mon avis le climax de cette situation intenable. Le fait que le président de la République ait été assassiné est très symbolique aussi et envoie un message assez difficile à la population.

On est resté avec deux impressions. La première, c’est que c’est que la vie en général est banalisée; la vie est désacralisée. La deuxième chose, c’est que les fonctions aussi sont banalisées : on n’a pas pris les mesures pour bien sécuriser non seulement le président d’Haïti, mais la fonction même de la présidence. Ce double message, à mon avis un impact considérable sur la vie des gens.

Et maintenant il y a aussi des enlèvements, comment cela vous affecte comme peuple et comme communauté jésuite?

On avait connu la violence politique, la violence économique aussi. Mais je pense qu’avec la question du kidnapping, ça a donné une couleur assez particulière à la violence ici. La crise a généré un stress permanent dans l’esprit et dans les corps des gens. On ne pouvait plus sortir : parfois, on passait deux, trois semaines sans sortir dans les communautés. Ce qui est catastrophique, c’est le fait que ça nous rappelle l’esclavage, c’est comme si on a fait un retour de 200 ans en arrière quand nos ancêtres étaient achetés et vendus. Nous sommes un peuple qui a lutté pendant si longtemps, qui a conquis sa liberté…. et nous nous retrouvons dans cette situation où nous sommes retenus en otage.

Et il y a un prix sur notre tête. Nous avons connu trois cas et demi de kidnapping, ça a été une expérience terrible. De temps en temps donc, on se retrouve dans cette situation où nous devons négocier la tête d’un jésuite. Nous participons à la vie réelle des gens normaux, qui connaissent au quotidien la violence, le kidnapping, les assassinats. C’est le lot quotidien, presque naturel, des gens depuis les trois ou quatre dernières années.

Si je parle comme supérieur de la communauté, c’est énorme le coût psychologique. Chaque fois que je reçois un appel, je pense au pire, et de temps à autre, le pire arrive. Il y a un coût réel aussi, parce qu’il faut payer. Ce n’est pas prévu dans nos budgets, il n’y a pas une rubrique « rançon », donc il faut se casser la tête pour trouver cet argent.

Des manifestants demandant la démission du Premier ministre haïtien Ariel Henry courent après que la police ait tiré des gaz lacrymogènes pour les disperser dans le quartier de Delmas à Port-au-Prince, Haïti, lundi 10 octobre 2022. (AP Photo/Odelyn Joseph) de America Magazine

Il y a aussi une espèce de gêne, de malaise à communiquer cela aux confrères, au niveau de nos réseaux, au niveau de la Compagnie. C’est comme si on ne faisait pas notre travail, comme si on ne se protégeait pas assez, comme si on était coupable de se faire prendre.

« Il y a un prix sur notre tête. Nous avons connu trois cas et demi de kidnapping, ça a été une expérience terrible… Nous participons à la vie réelle des gens normaux, qui connaissent au quotidien la violence, le kidnapping, les assassinats. C’est le lot quotidien, presque naturel, des gens depuis les trois ou quatre dernières années. »

Il faut ajouter l’impact sur le corps de la Compagnie : on se sent très très affaissé, très affecté. Et puis, ça a aussi un impact sur notre rendement apostolique, car la situation ne nous permet pas de faire grand-chose. Il faut toujours faire des calculs, analyser les endroits où l’on met les pieds, les sorties que nous pouvons faire.

Quels sont ces gestes du quotidien et leurs impacts?

Moi comme supérieur de communauté, je ne peux pas visiter au même rythme qu’avant et ça a un impact très concret sur la vie apostolique du territoire. Les activités que nous menons sont aussi réduites parce qu’à cause de l’insécurité, parfois les gens ne répondent pas et les partenaires ont du mal à nous suivre. En effet, comment financer des choses dans un pays qui ne fonctionne pas? Comment rendre compte des activités que nous avons réalisées?

C’est une situation qui a des implications multiples au niveau personnel, au niveau psychologique, au niveau apostolique, au niveau du corps de la Compagnie. Et à l’intérieur de cette situation de violence, nous avons aussi connu l’incendie du Service jésuite aux migrants, nous avons connu le pillage et le vandalisme. À l’intérieur de cette crise gigantesque, nous avons eu à gérer des situations particulières assez difficiles. Je peux dire qu’on a été très secoué, mais pas brisé.

On a également connu des décès et des maladies, et quand on tombe malade dans une situation comme la nôtre, c’est assez compliqué, parce que dépendamment de l’heure, à cause de la sécurité, on ne peut pas trop bouger. Il faut choisir les endroits où l’on va. Et parfois on tombe malade aussi à cause du stress que nous vivons, quand on ne peut pas sortir pour marcher par exemple. Le stress que ça génère affecte la santé physique des confrères. 

Par exemple, le père Kawas François est décédé le 23 octobre 2022, des suites d’un AVC survenu la veille. Il a eu son AVC dans soirée, il faisait déjà noir. Les choix n’étaient pas nombreux, il fallait se rendre à l’hôpital le plus proche, alors que si c’était dans la matinée, on aurait eu beaucoup plus d’options. Aussi, le médecin n’est pas le grand spécialiste et on a l’impression que même l’hôpital n’est pas trop équipé : tout ça à cause de la situation sociopolitique. Les options diminuent.

« On a été secoué, mais je n’ai pas l’impression qu’on est brisé. On a vécu ces situations de maladie, de pillage ou de décès avec beaucoup de sérénité, dans la foi, dans la conscience d’une solidarité avec avec le peuple au sein duquel nous nous vivons, au sein duquel nous nous travaillons. »

Mais comme je le disais, on a été secoué, mais je n’ai pas l’impression qu’on est brisé. On a vécu ces situations de maladie, de pillage ou de décès avec beaucoup de sérénité, dans la foi, dans la conscience d’une solidarité avec avec le peuple au sein duquel nous nous vivons, au sein duquel nous nous travaillons. Ce sont des situations qui nous ont aussi permis de consolider le corps. On continue quand même de travailler, les gens se rendent au travail malgré l’insécurité. On continue d’essayer de livrer la marchandise et les gens continuent de compter sur nous. Il y a de très belles initiatives qui ont été prises pour mieux planifier nos interventions, pour mieux administrer nos ressources, pour mieux accompagner les jeunes jésuites. On continue de répondre présent.

Et comment concrètement vous faites pour planifier?

On prend le pouls de la situation, on écoute les nouvelles, on voit quelles sont les zones les plus chaudes à éviter. Et puis, par exemple, on sait que les jours fériés et le dimanche sont un peu à risque parce qu’il y a moins de circulation. On essaye de ne pas sortir trop tôt et de ne pas rentrer trop tard. Parfois on évite de sortir en véhicule privé. Par exemple, les confrères de Ouanaminthe, pour venir ici, ils prennent le transport en commun. On dit aussi où l’on va et quand on rentre. On change d’itinéraire. On emprunte les artères qui sont les plus fréquentées et il y a des zones qu’on évite systématiquement. Ainsi, aller à Foi et Joie à Canaan va être plus difficile. Ce sont des mesures toutes bêtes que nous prenons pour essayer de survivre à ce temps difficile. 

Comment au Canada, sans interférer dans ce que vous faites, peut-on marcher avec les jésuites d’Haïti?

Déjà, on sent qu’on n’est pas tout seul. Haïti est de plus en plus présent, ces derniers mois, dans la tête des Canadiens, des Québécois. Avec le provincial Erik Oland, on vient de publier une lettre. Il faut continuer sur cet élan, il faut s’informer.

De gauche à droite, le Père Kénel Sénatus, SJ, supérieur de la Résidence Karl-Lévêque à Port-au-Prince, le Père Erik Oland, SJ, Provincial des Jésuites du Canada, Jean Denis Saint Felix, SJ, supérieur des Jésuites en Haïti, et Savien Doblas, collègue laïc.

Je pense aussi qu’il y a un vrai intérêt à propos de ce qui arrive sur le territoire. Il y a beaucoup d’Haïtiens qui sont au Canada, beaucoup de jésuites qui font leurs études ou qui travaillent au Canada, donc ça maintient les liens beaucoup plus vivants, beaucoup plus concrets. Et puis il y a une communauté haïtienne au Québec.

Un des meilleurs services que la province peut rendre au pays, c’est de maintenir Haïti vivant dans la tête des Canadiens.

« Déjà, on sent qu’on n’est pas tout seul. Haïti est de plus en plus présent, ces derniers mois, dans la tête des Canadiens… Un des meilleurs services que la province peut rendre au pays, c’est de maintenir Haïti vivant dans la tête des Canadiens. »

Et pour terminer, comment envisagez-vous la situation avec la communauté internationale?

Je pense qu’il y a quelque chose qui se passe maintenant avec la question des sanctions. Les gens qui nous gouvernent doivent savoir que tout n’est pas permis, et malheureusement, ça prend la la collaboration de la communauté internationale, car on a perdu toute capacité de sanction. Il y a des questions sur la manière de faire, mais je pense que c’est une bonne chose que la communauté internationale puisse nous aider dans une démarche de moralisation de la classe politique du pays, puisqu’elle a contribué à l’institution de cette classe politique.

On doit commencer à faire de la politique autrement, parce que ça affecte la vie des gens de façon concrète. La pauvreté est une conséquence de la mauvaise administration et de la corruption. Il faut continuer à faire pression, à augmenter les sanctions. On a des ressources humaines, on a un très beau pays, mais il faut que la police nationale soit appuyée sincèrement pour s’en sortir. Le peuple a besoin de respirer, les jeunes ont besoin de rester chez eux et participer à la vie de leur pays, ce sont des victimes des élites politiques et économiques.

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